83. LEVÉE DU VOILE
Derrière le rideau, tout est noir. Comme une nuit sans étoiles. Je saisis la main d’Aphrodite, et j’avance d’un pas. Puis, alors que je veux continuer, tout disparaît. Pourtant je respire et je suis vivant. Je n’ai que la main d’Aphrodite dans la mienne comme repère sensoriel.
Par chance elle n’a pas lâché celle d’Orphée. Ils font la chaîne. Nous nous retrouvons tous les cinq à nous tenir par la main, au milieu du noir. Du silence. Du vide.
— Vous voyez quelque chose ?
— Non. Plus rien.
— Il y a quand même ce sol dur.
Comme pour répondre à cette phrase, le sol se dérobe sous nos pieds et nous nous mettons à flotter.
— Faisons demi-tour, suggère Orphée.
Nos jambes pédalent dans le vide.
— Plus possible.
— Nous sommes dans l’espace ?
— Mais nous respirons de l’air.
— Même pas une lueur de planète.
— Nous sommes où alors ?
— Nulle part.
— Restons unis, personne ne lâche personne, intime Œdipe dont la cécité n’a plus d’importance.
Je tourne la tête dans tous les sens et serre fort la main d’Aphrodite, unique repère dans ce décor inexistant.
Depuis le temps que nous jouons avec cette notion, la recherche du vide, du rien, de l’absence de tout, maintenant nous l’expérimentons. Je suis heureux de la présence de mes compagnons, sinon je deviendrais instantanément fou. Je serre également mon sac à dos dans lequel se trouvent Delphine et sa planète.
Quand je pense que, lorsque je prenais des cours de méditation, le maître me demandait d’imaginer le vide. Au réel, l’expérience est assez difficile à supporter.
— Nous devons être dans une boîte, suppose Edmond Wells.
— Mais une boîte sans bord, précisé-je.
Nous attendons.
À l’instant où je lâche la main d’Aphrodite, j’entends des cris qui s’estompent.
— Michael ! Michael ! Michael ! Il nous lâche !
Je ne les entends plus. Ils deviennent un bruit épars, lointain.
La main d’Aphrodite était mon dernier repère de distance.
Je perds la notion de haut et de bas.
J’avais l’impression de voir loin car il y avait un horizon.
J’avais l’impression de voir haut car il y avait un ciel.
Sans repères, je suis perdu.
Puis la notion de temps se dilue.
Je prends conscience que je percevais jusque-là l’écoulement du temps grâce à la lumière. Je me réveillais plus ou moins avec le Soleil et me couchais avec la nuit.
PERDU DANS LE TEMPS ET DANS L’ESPACE.
Je prends pour nouvelle unité de temps mon propre souffle.
Puis, comme le silence est complet et mon écoute totale, je prends comme unité de compte du temps les battements de mon cœur.
Deux autres unités de comptage apparaissent. La fatigue et la faim. Mais ces deux repères se diluent également, je parviens à une sorte de plateau maximal où les sensations de faim et de fatigue disparaissent.
Tout d’un coup, au bout d’une heure, une journée, un mois ou une année, mes vêtements disparaissent comme sous l’effet d’un pourrissement accéléré.
Et avec mes vêtements le sac à dos qui contient Terre 18.
— Delphine ! Delphine !
Je reste nu, sans avoir ni froid ni chaud.
Je flotte dans le vide.
Que je garde les yeux ouverts ou fermés ne faisant plus de différence, j’abaisse les paupières.
Je me recroqueville et je tourne. Comme un fœtus.
Je suis étonné de ne pas étouffer.
Il y a donc de l’air, suffisamment pour me maintenir vivant.
Ce qui me rappelle une expérience de jadis, quand j’étais mortel, celle des caissons d’isolation sensorielle. Je flottais dans une sorte de cercueil de plastique empli d’eau salée tiède qui permettait de ne se frotter contre aucune paroi.
La séance m’avait fait planer, mais il restait le contact avec l’eau. Et puis il s’était produit un phénomène de condensation. Des gouttes salées me tombaient sur le visage, me maintenant en éveil, ou du moins en contact avec le monde. Je savais que dehors des gens attendaient.
Là je suis seul.
« Si tu ne veux pas devenir fou, rappelle-toi qui tu es, qui tu es vraiment, car toutes les expériences de spiritualité ne visent qu’à cela : te rappeler ton essence, celle qui se situe au-delà de la matière et du temps », m’avait dit Zeus.
Je m’accroche à mes souvenirs comme un naufragé à des planches flottantes.
Quand j’étais médecin mes collègues qui travaillaient sur la maladie d’Alzheimer me racontaient que lorsque la mémoire disparaît, la dernière chose qui reste, c’est le prénom.
JE ME PRÉNOMME « MICHAEL ».
Le nom de famille je ne m’en souviens plus bien. Je crois qu’il avait un rapport avec un petit oiseau. Un chardonneret ? Une mésange ? Un moineau ?
UN PINSON.
L’image me revient d’un pinson que j’avais recueilli et déposé dans une boîte à chaussures remplie de coton blanc.
Je m’accroche à cette image, moi, Michael, petit garçon qui installe un petit oiseau dans une boîte en carton pour le sauver. Je lui donne de l’eau avec un biberon jouet.
Avec stupéfaction, je constate que mes souvenirs d’enfance me parviennent en noir et blanc.
Je comprends pourquoi.
Enfant, je me figurais que le monde du passé était en noir et blanc, parce que j’avais vu des photos anciennes dans les albums de famille.
Le monde qui m’entoure n’est même plus noir et blanc, il n’est que noir.
Je me touche les mains, heureusement je peux encore me toucher. Tant que je pourrai faire cela j’existerai encore.
Le temps continue de s’écouler. Je ne sais plus si je dors ou si je suis éveillé. Je m’appelle toujours Michael.
Je suis peut-être devenu très vieux.
Je suis peut-être mort, sans même m’en apercevoir.
Voilà ce qu’il y avait derrière le voile. RIEN. En effet personne n’est prêt à recevoir cela. L’Apocalypse est la fin de tout. C’est rien.
Passent ainsi d’autres minutes, d’autres heures, d’autres jours, d’autres années, d’autres siècles à flotter nu dans le vide, sans bruit, sans contact, sans repère aucun.
Et je reste avec mes souvenirs.
Un film que je me repasse sans arrêt.
J’ai été mortel.
Puis j’ai été Thanatonaute.
Puis j’ai été ange.
Puis j’ai été élève dieu.
Puis j’ai rencontré Zeus.
Puis j’ai été à nouveau mortel.
Puis à nouveau élève dieu.
Je fais défiler les visages que j’ai croisés.
Delphine.
Mata.
Aphrodite.
Edmond.
Raoul.
Ce dernier m’interpelle particulièrement. Je sais qu’il est important, il ne faut pas l’oublier.
Ne pas oublier… Raoul comment déjà ?
Et mon nom de famille c’est comment ? Un oiseau. Moineau. Je dois m’appeler Michael Moineau.
Encore des siècles. Je suis qui déjà ?
Mi quelque chose. Je crois que cela commençait par une note de musique. Mi ou Ré. Rémi ? ou Sol. Solange ?
Non, je suis un homme. Ou peut-être une femme. Je ne me souviens plus de mon sexe. Et puis je ne me souviens plus de la forme de mon visage. Quand je le touche, il me semble juste un nez et une bouche. J’ai les cils longs. Je dois être une femme.
Et je ne me souviens plus de ma taille. Je suis grand ou petit ?
Je crois que je suis une grande femme élancée.
J’ai des souvenirs flous.
J’ai été une femme. Solange Moineau.
Et puis j’avais quel âge au moment de mon transfert dans le noir ?
J’étais toute jeune. 19 ans. Pas plus. Je me palpe.
Je n’ai pas beaucoup de poitrine. Ah non, j’ai un sexe. Je suis un homme. Et j’étais qui avant ?
Je l’ignore. Mon passé s’efface. Je n’ai même plus le souvenir de ce qu’était mon monde.
D’ailleurs j’étais quoi comme animal ?
Il me semble que j’étais un animal bipède à sang chaud, mais lequel ?
J’étais peut-être une plante.
Ou une pierre.
Ce dont je suis sûr, c’est que je suis un « truc » qui flotte dans le noir et qui a des pensées.
Au début cette disparition de tout m’agace, m’énerve, me révolte, puis j’oublie et j’accepte. Je suis là et il ne se passe rien.
Et puis un jour, une heure, une minute, une seconde, un an, ou un siècle plus tard, quelque chose apparaît en face de moi. Une tube brillant.
Je ne sais pas ce que c’est mais cette apparition me réjouit comme rarement dans ma vie.
Le tube s’approche, il est immense. Il tourne et révèle un côté creux dont l’extrémité est biseautée.
Alors provenant du tube surgit une aspiration puissante.
Je suis emporté comme une poussière dans un aspirateur.
J’ai déjà connu cette expérience.
C’est un passage vers une dimension supérieure.
Le souffle aspirant continue de m’emporter dans le tube métallique.
Ma perception du temps change. Tout se passe lentement et vite en même temps.
Finalement au bout du tube-tunnel je débouche dans un tube plus large et clair.
Enfin de la lumière.
Enfin je peux toucher quelque chose.
Le contact avec la matière et la lumière me restitue d’un coup ma mémoire.
Je suis un homme ayant évolué pour devenir un élève dieu.
Michael PINSON.
J’ai gravi la Montagne pour rencontrer le Créateur et je vais bientôt savoir ce que tous les êtres humains ont voulu savoir depuis la nuit des temps.
De l’autre côté du verre je vois un œil immense.
Serait-il possible que ce soit…
Une pince aux bouts recouverts de caoutchouc surgit, m’attrape par le mollet et me soulève hors de la seringue. L’œil géant s’approche, avec autour de lui un visage et une silhouette. Alors je découvre qui se livre à cette manipulation.
— Zeus !?
— Bonjour Michael, me répond le roi de l’Olympe. Nous nous retrouvons encore.
Je suis toujours nu, accroché à une pince monumentale, comme un insecte à la merci d’un entomologiste. Dans une sorte de laboratoire géant.
— Mais je croyais que vous étiez coincé sur la première Montagne et que vous ne pouviez accéder à la seconde à cause du champ de force !
— Je ne t’ai pas révélé toute la vérité. Il y a encore beaucoup de surprises pour toi.
— Vous êtes quand même le dieu suprême, le Créateur !
— Non. Désolé. Je ne suis pas le Créateur. Je suis le Passeur. Je suis un 8. Le dieu infini. Et je vais t’envoyer dans un endroit où tu pourras voir le vrai 9.
— Mais vous êtes la lumière au sommet de la deuxième Montagne.
— Je suis en effet sur la deuxième Montagne mais je n’ai accès à ce lieu que pour utiliser ce laboratoire et effectuer cette manipulation.
Je sens la pince glisser sur mes mollets. Je vois tout en bas le sol. Juste avant que je ne tombe, Zeus me rattrape avec une autre pince, cette fois aux hanches.
— Où étais-je avant ?
— Dans une boîte de « rien absolu ». Cela fait partie du nettoyage. Avant de placer des animaux dans un nid nouveau il faut les nettoyer, n’est-ce pas ?
Je me souviens maintenant que Zeus m’avait montré avec fierté sa sphère remplie de rien. Une sphère remplie d’air noir, sans aucune matière, aucune lueur. Ainsi il s’en sert pour nettoyer les êtres. Je me dis aussi que la plongée dans le rien est une expérience extrême et que si mon âme n’avait pas été habituée aux voyages de décorporation, cela m’aurait probablement rendu fou.
— Qu’allez-vous faire de moi ?
— Tu sais, Michael, le problème dans la vie, le plus gros problème, c’est : « Chacun obtient ce qu’il souhaite. » Tout le monde voit ses désirs se réaliser. C’est juste que certains se trompent de désirs et le regrettent ensuite. Tu vas donc voir ton désir le plus, ancien, le plus profond exaucé. Depuis toujours tu veux savoir ce qui existe au-dessus de tout, eh bien ton vœu va se réaliser bientôt. Tu vas enfin savoir.
Avec sa pince géante, il me dépose dans une éprouvette en verre. Je vois le laboratoire, lequel ressemble, du peu que j’en distingue, à une cathédrale aux vitraux multicolores munie d’une paillasse couverte de machines, de miroirs et de lentilles optiques. Finalement il m’emporte vers une sorte de manège où sont suspendues plusieurs éprouvettes.
Il place la mienne dans un socle de la centrifugeuse.
— C’est le seul moyen de te faire monter, n’aie pas peur, dit Zeus.
Il me salue.
— Bon voyage.
Je me cale avec les pieds au fond de l’éprouvette. Je sais que l’expérience est pénible mais au moins je l’ai déjà vécue. Ce qui nous effraie c’est l’inconnu.
Je m’apprête à ressentir à nouveau le supplice de l’accélération.
Le couvercle de la centrifugeuse est abaissé et le tube vertical commence à tourner.
Encore une fois me reviennent mes souvenirs de mortel sur Terre 1, les fêtes foraines où je montais (volontairement et même en payant) dans des machines géantes qui tournaient de plus en plus vite alors que je serrais ma fiancée qui hurlait.
La centrifugeuse émet un bourdonnement de moteur, l’éprouvette tourne et commence à se soulever.
Lorsqu’il est complètement horizontal, je flotte dans le tube.
Le mouvement s’accélère. Je suis plaqué contre la paroi.
Si j’avais encore la moindre nourriture dans mon estomac, assurément je me mettrais à vomir.
Mon visage gonfle.
Mon corps s’étale, aspiré de partout, comme écartelé, mes bras craquent puis se détachent de mes épaules. Mes jambes cèdent un peu plus tard, puis je ne suis plus qu’un thorax surmonté d’une tête.
Mes yeux enflent ainsi que mes lèvres.
Ma bouche s’ouvre et ma langue se tend.
Du sang coule en lignes de mes oreilles et mon nez. Il tapisse la paroi de l’éprouvette qu’il transforme en petite caverne rouge et luisante.
Ma tête s’éjecte de mon cou avec un bruit de bouchon de champagne.
Je n’ai pas mal, j’ai franchi depuis longtemps le cap de la douleur, je suis dans la curiosité.
Ce n’est qu’un moyen d’atteindre la dimension supérieure.
Je vais enfin savoir.
L’éprouvette accélère encore et la pression m’écrase le visage, mes yeux explosent, mes dents sont arrachées, mes oreilles se collent à la paroi d’en face.
Je me transforme en pâte rougeâtre.
Puis en liquide.
De liquide je deviens vapeur.
Je redeviens un nuage d’atomes.
Me voici réduit à ma plus simple expression.
La dernière expérience s’était arrêtée là.
Cette fois, elle se poursuit.
Les atomes chauffent et explosent, libérant noyau et électrons.
Je me transforme en un ensemble de particules qui elles-mêmes, sous la pression, se transforment en photons. Un faisceau de photons portés par une onde.
Bon sang, je ne suis même plus un ensemble d’atomes.
JE SUIS DEVENU DE LA LUMIÈRE !